(8 août 1944 – 22 juillet 2018)
Pierre fut un homme de cœur, un homme généreux et courageux. Un homme debout, droit, n’ayant pas ses pieds dans le même sabot.
L’agriculture et les préparations biodynamiques furent la grande affaire de sa vie professionnelle. Ce fut pour lui un domaine de recherche et de découverte animé par sa curiosité, sa volonté de comprendre, de mettre en pratique et de vérifier les propositions de Steiner. Les préparations biodynamiques ont été un objet de préoccupation permanente : elles constituent un bien commun non breveté, un instrument universel pour le renouvellement de l’agriculture, pour la création d’une terre nouvelle, où l’homme pourrait survivre physiquement et en bonne santé. Les fabriquer était pour lui une mission essentielle où la responsabilité de l’homme est pleinement engagée. Il considérait que ces préparations sont des médicaments pour la terre. Leur fabrication devait tenir compte des arrière-plans anthroposophiques, mettre en œuvre les moyens les plus modernes et les mieux contrôlables, mais encore respecter des protocoles opératoires stricts, tels que ceux décrits dans les pharmacopées pour la préparation des médicaments et de leurs matières premières. Cette fabrication ne doit pas être abandonnée à la fantaisie de chacun comme cela peut se faire dans l’art culinaire. Il appelait de ses vœux la rédaction par les instances dirigeantes de la Biodynamie d’un guide de bonnes pratiques, décrivant les procédures de fabrication et de vérification de leur efficacité biologique, ainsi que celles de leur mise en œuvre sur le terrain.
L’obligation de moyen doit garantir les résultats et leur reproductibilité. Il résumait son sentiment de responsabilité en disant que l’usage des préparations Bd est assimilable à un acte de consécration de la Terre, analogue à celui de Marie-Madeleine versant le nard sur le Christ.
Comme un leitmotiv, Pierre répétait souvent qu’il n’était pas un scientifique ; des mots qui résonnaient comme un regret. Mais en réalité, Pierre formulait des hypothèses, imaginait des protocoles expérimentaux de terrain, analysait, comparait, critiquait ses résultats, sollicitait toutes sortes de compétences pour les confirmer ou les infirmer. En toute circonstance il gardait son libre arbitre, c’est-à-dire suffisamment de distance pour ne pas se laisser influencer dans ses jugements. C’est exactement ainsi que se définit la démarche scientifique : Pierre était un scientifique, sans préjugés, ouvert à toutes les éventualités. Il a développé des méthodes d’observation et de comparaison simples, que chaque paysan attentif peut utiliser et mettre à profit pour orienter ou améliorer son savoir-faire. Il appelait cela l’expérimentation paysanne. Explorer et comprendre les sources de la méthode biodynamique était pour Pierre une condition sine qua non pour avancer, pour organiser un travail rigoureux. C’est ce qui lui a permis d’intéresser des correspondants d’institutions prestigieuses comme l’INRA, des Universités allemandes et suisses, avec lesquels il a développé des projets de recherche.
Il est impossible en quelques mots de résumer l’engagement de Pierre au service de l’Agriculture biodynamique. Pierre n’a ménagé ni son temps ni son énergie pour la promouvoir ; même malade, il n’a cessé de travailler jusqu’à complet épuisement de ses ressources. Il voulait aller vite, le temps pressait, il fallait agir, se mettre en mouvement, se battre ; il était en avance sur son temps. Pierre a transmis son enthousiasme et son expérience, non seulement comme conseiller et enseignant, mais encore comme contributeur à de nombreux colloques et séminaires, en France et à l’étranger notamment en Suisse et en Allemagne. Il a fondé et animé, chaque fois que cela a été possible, les rencontres de paysans de l’Université d’hiver du Mouvement d’Agriculture biodynamique, il a organisé de nombreux stages d’initiation, des voyages d’études en France et à l’étranger. Il a su intéresser de nombreux stagiaires, qui souvent sont devenus des partenaires de projets et des amis. Récemment a été inaugurée une salle de conférence de l’avant-dernier bâtiment qu’il construisit aux Crêts. Il y a réuni de nombreux agriculteurs et viticulteurs pour étudier le cours aux agriculteurs de Steiner. Enfin sa dernière conférence au Goetheanum a eu un retentissement international et ses auditeurs en gardent un souvenir enthousiaste et ému. Pierre a traduit plusieurs ouvrages de base concernant l’agriculture biodynamique ; il est l’auteur, seul ou avec Vincent de plusieurs ouvrages et de documents techniques qui font référence, dont l’Agenda biodynamique lunaire et planétaire et le Guide pratique pour l’Agriculture Biodynamique, un livre traduit en plusieurs langues européennes, slave et asiatique.
Souvent lors de discussions entre nous, lorsque nous évoquions une situation conflictuelle, qui d’ordinaire aurait entraîné une prise de position ou un jugement, il disait « c’est compliqué ». Par cette locution, il établissait une certaine distance entre lui et les évènements ou les personnes ; en filigrane on percevait son effort systématique pour examiner toutes les facettes d’une discussion difficile, dont les conclusions devaient laisser à ses partenaires une possibilité de rester dans le champ de collaborations futures. Cela voulait dire qu’il refusait sans naïveté toute attitude unilatérale. Face à un problème complexe, Pierre mettait en œuvre la même méthode : il explorait soigneusement le panorama de toutes les solutions possibles avant de choisir. Il voulait rester maître de la situation et n’admettait pas que d’autres décident à sa place.
Il n’agissait pas par ambition personnelle : « l’essentiel est ce que l’on fait, quelle que soit la fonction dans un organisme ou une structure », disait-il. Sa priorité était l’avancement de l’Agriculture biodynamique et le succès de la fabrication et de l’utilisation sur le terrain des préparations. Lorsqu’il a été président de l’Association du mouvement d’Agriculture biodynamique, son engagement fut total et bénévole. Son attitude vis-à-vis de l’argent procédait d’une véritable hygiène sociale caractérisée par la générosité et le désintéressement. L’important était de soutenir la concrétisation et l’avancement des projets à vocation sociale, même en cas de difficulté personnelle.
Pierre était un bâtisseur de maisons, un bâtisseur de collaborations, d’associations, de liens sociaux, de liens de fraternité, dans le contexte de la Biodynamie, mais aussi dans celui de la Commune de Château et de sa région. Il a gagné la confiance et l’estime de chacun qui le rencontrait ou avec qui il travaillait.
Il s’est engagé corps et âme dans l’aventure de Saint-Laurent, qui a rapidement tourné à son désavantage, le laissant démuni après qu’il eut tout engagé dans ce magnifique projet.
Il a fait face à l’adversité, il est resté debout dans cette situation particulièrement éprouvante et, sur quelques hectares de terrain aux Crêts, il a fait surgir des habitats, des locaux de production et d’enseignement théorique et pratique en remplacement d’une ruine ensevelie sous les ronces. Les constructions se sont succédé selon un rythme soutenu et se poursuivent actuellement par un nouveau bâtiment devant abriter le laboratoire et des hangars pour le stockage du matériel. En dépit de l’adversité, il a encouragé et soutenu autant qu’il le pouvait, l’initiative de Saint-Laurent.
En revanche il déniait vigoureusement le droit de juger la Biodynamie à quiconque éloigné de tout savoir théorique et pratique la concernant. Il rejetait sans nuance, le flou, l’ambiguë, la fable convenue, tout ce qui procède de l’ignorance, du parti pris et de la mauvaise foi. Il voulait de la rigueur et de la clarté en toute chose ; il recherchait sans relâche la réalité, la vérité des choses ; il mettait tout en œuvre pour tenter de la saisir, en prenant parfois des risques. Il voulait simplifier la vie, la réduire à l’essentiel et dans ses relations il s’efforçait d’oublier la hiérarchie due aux fonctions, pour ne considérer que l’homme libéré de ses habitudes, de ses traditions, de sa culture, de sa religion.
La vie sociale qu’il organisait avec Florence et tous les siens était guidée par la fraternité, une fraternité active, concrète, de terrain, vis-à-vis de tous, notamment des laissés pour compte qu’il voulait aider à trouver leur chemin ; certains sont devenus les enfants honoris causa de Pierre et de Florence. Il était disponible sans limites pour les gens en disant : « on n’envoie pas promener quelqu’un qui demande ».
Pierre était pleinement ancré dans la vie. Il a travaillé à ses objectifs jusqu’au bout, malgré les terribles souffrances de la maladie, qu’il a assumée presque en silence de manière admirable. Pierre était un homme de son siècle, par son éclectisme, son intérêt pour les questions culturelles, sociales, politiques et par son attention pour l’art, notamment la peinture et la musique. Il rejetait toute forme d’autorité religieuse, il rejetait la spiritualité de façade et le dogmatisme des institutions, quelles qu’elles soient ; il était convaincu de la réalité d’un monde de l’esprit à l’œuvre dans l’Univers et dans l’Homme. Ses lectures très diverses alimentaient sa quête spirituelle et étaient la source de son expérience chrétienne. La figure du Christ est devenue un motif central de sa vie intérieure.
Ces quelques mots sont insuffisants pour décrire le génie de Pierre ; avoir pu le côtoyer, avoir pu travailler avec lui, nous remplit de reconnaissance pour tout ce qu’il a créé par son engagement et son travail acharné, pour tout ce qu’il a fait pour l’Agriculture biodynamique, pour la Nature, pour la Société et les siens. Sa mémoire sera pour nous source d’enthousiasme et de courage nous permettant de suivre son exemple et de poursuivre son œuvre.
Jean-Georges Barth
Château, le 25 juillet 2018